Dans les sociétés traditionnelles africaines, la mort n’est jamais un événement ordinaire. Elle parle, elle révèle, elle dérange parfois. Parmi les différentes formes de mort, il en est une qui reste entourée d’un tabou puissant : la mort rouge. Il s’agit de la mort brutale, inattendue, celle qui survient dans la violence et qui bouleverse l’ordre établi.

Dans la tradition moaga, comme dans d’autres cultures du Burkina Faso, la mort rouge désigne toute disparition qui échappe au cycle normal de la vie. C’est le cas d’un accident de route, d’une noyade, d’une agression, d’un suicide ou encore d’un décès en couches. Elle est perçue comme impure et dangereuse, car elle rompt le destin spirituel de l’individu. Contrairement à la mort naturelle, qui survient par vieillesse et qui ouvre la voie aux ancêtres, la mort rouge laisse l’esprit en suspens, incapable de rejoindre immédiatement le séjour invisible.
Parce qu’elle est jugée inachevée, la mort rouge n’est pas honorée comme les autres. Dans de nombreuses communautés, aucune veillée officielle n’est organisée ou alors de façon très discrète, en petit comité. Les proches ne reçoivent pas les salutations habituelles, les tam-tams et les chants funèbres se taisent. Parfois, le nom du défunt disparaît des conversations, comme si la société cherchait à effacer la trace d’une disparition jugée honteuse. Certaines familles vont même jusqu’à enterrer le corps sans habits cérémoniels ni objets symboliques, dans la peur que cette mort ne s’enracine dans la lignée.
Il arrive aussi que le défunt soit enterré directement sur le lieu du décès. Une noyade conduit à une inhumation au bord du barrage, un accident de route à un enterrement au bord de la chaussée. Ces pratiques, souvent accomplies discrètement, visent à rompre toute contamination spirituelle et à empêcher que ce type de mort ne se reproduise dans la famille. La logique reste la même : il ne faut pas embellir ce genre de mort, car lui rendre hommage risquerait d’en encourager la répétition. On préfère donc l’enterrer vite, loin, sans faste, afin de refermer la brèche spirituelle qu’elle ouvre.
Quand les vivants cherchent à protéger les leurs
Même si les morts rouges n’ont pas droit aux funérailles, ils ne sont pas totalement laissés sans traitement rituel. Dans les sociétés traditionnelles, il existe toujours des pratiques d’expiation, destinées à empêcher l’âme du défunt de rôder autour de la famille et à conjurer le risque d’une mort similaire au sein de la communauté. Ces rites visent également à éviter la réincarnation du défunt dans sa propre lignée, car si l’esprit revenait sous une nouvelle naissance, le même cycle tragique risquerait de se répéter. Pour cela, certaines personnes spécialisées, des détenteurs de savoir rituel et spirituel propres à chaque communauté, sont chargées de les accomplir.
Dans des cas extrêmes, comme une pendaison, la tradition rapporte qu’il arrive parfois que le corps soit retrouvé plusieurs jours plus tard, méconnaissable. Mais même dans ces situations, les fossoyeurs disposent de secrets transmis de génération en génération, qui leur permettent de procéder à l’ensevelissement selon des codes précis, afin de protéger les vivants et de couper toute chaîne de malédiction.
Pour les familles, la mort rouge est une douleur double. Elle est d’abord brutale et choquante, mais elle prive ensuite les proches du deuil collectif, car personne ne vient pleurer ni présenter ses condoléances. Dans certains cas, la honte pousse même à dissimuler les causes du décès pour protéger l’honneur de la famille. Ce silence social rend la perte encore plus lourde à porter, mais la protection du lignage prime sur le reste.
Mourir au combat, un sacrifice reconnu
Dans la tradition, les personnes qui tombent au combat pour défendre leur territoire ne sont pas considérées comme des morts rouges. Leur mort, bien que violente, est perçue comme un sacrifice choisi et consacré. C’est pourquoi il est souvent prévu des funérailles collectives en l’honneur de ceux dont la mort est certaine, mais aussi de ceux qui manquent à l’appel et dont le sort reste incertain. Ce type de cérémonies permet d’unir la mémoire de tous les combattants, qu’ils aient été retrouvés ou non.
Cette pratique était déjà observée à l’époque des tirailleurs sénégalais, où des hommages collectifs rendaient justice à la mémoire des soldats disparus.
Aujourd’hui, dans un contexte marqué par les conflits armés et les attaques récurrentes, la question se pose à nouveau. Comment accompagner rituellement les nombreuses vies fauchées par les armes ? Existe-t-il des rites capables de conjurer le sort et de permettre un deuil collectif ? Les anciens rappellent que sans rituels d’apaisement, les âmes des défunts risquent de rester en errance et de peser sur la société. Il reste donc à inventer ou à réinventer des formes de rituels capables d’apporter une réponse collective aux drames contemporains.
Une culture vivante est une culture en mouvement
Aucune culture n’est rigide. Toute culture, pour rester vivante, est appelée à évoluer et à s’adapter. C’est dans cette dynamique que se trouve la clé d’une mémoire apaisée et d’un avenir possible. Car mal accompagner les morts, disent les anciens, c’est aussi mal préparer les vivants.